3. LES NEUF TEMPLES
Les centaures. Voilà le service d’ordre. Un troupeau d’une vingtaine de ces chimères au corps de cheval et au torse d’homme vient de surgir sur la droite. Probablement une patrouille de reconnaissance. Ils descendent les rochers au trot, les sabots fébriles, les bras croisés sur leur poitrail ou brandissant de longues branches pour fouetter les plantes à la recherche des élèves dieux.
Ils s’enfoncent dans le champ de fleurs, dont les pétales pourpres leur arrivent jusqu’en haut des jambes. Nous les guettons de loin, tête au ras des coquelicots. Vus sous cet angle, les centaures ressemblent à des canards nageant sur un lac rouge sang.
Ils accélèrent leur trot et s’avancent dans notre direction comme s’ils avaient pu humer notre présence. Nous n’avons que le temps de nous aplatir au sol. Heureusement les coquelicots sont plantés dru et leurs corolles rouges forment un rideau-écran.
Les sabots des centaures nous frôlent, mais soudain le ciel semble se déchirer et une pluie dense s’abat. Sous l’averse, les centaures deviennent nerveux. Certains se cabrent, comme si leur partie cheval ne supportait plus l’électricité de l’air. Ils se concertent, alors que l’eau ruisselle dans leurs barbes, puis décident soudain d’abandonner les recherches.
Nous restons immobiles, longtemps. Les nuages noirs se dissolvent peu à peu, laissant place à un soleil qui fait briller les gouttes d’eau comme autant de petites étoiles sur les feuilles. Nous nous redressons, les centaures ont disparu.
— Il s’en est fallu de peu, souffle Mata Hari.
Marilyn Monroe murmure notre cri de ralliement comme pour se redonner du courage.
— « L’amour pour épée, l’humour pour bouclier. »
Freddy Meyer la prend dans ses bras.
C’est alors qu’au milieu du champ de coquelicots flamboyants apparaît une jeune fille blonde, svelte et rieuse. Huit gamines semblables viennent la rejoindre. Elles nous font face, nous fixent, nous narguent, éclatent de rire, puis courent et disparaissent au loin, furtives.
Nous nous regardons, et d’un seul mouvement, comme si nous avions tous envie d’oublier ce qui vient de se passer, nous décidons de courir à leur poursuite.
Nous galopons parmi les coquelicots, si hauts et résistants qu’ils nous cinglent les hanches. L’image de l’œil géant s’estompe dans nos mémoires, comme si ce genre d’information ne pouvait être digéré et encore moins retenu. Il n’y a jamais eu d’œil dans le ciel. Juste une hallucination collective.
Loin devant, les têtes blondes des filles dépassent à peine des fleurs et leurs cheveux semblent glisser sur la mer de coquelicots.
Nous débouchons dans une vaste clairière. Devant nous, neuf petits temples rouge vif. Les jeunes filles ont disparu.
— Aeden nous dévoile un autre de ses sortilèges, s’inquiète Freddy Meyer.
Les temples rouges se révèlent des palais miniatures aux toits en forme de dômes. Les façades ornées de sculptures et de fresques ont été ciselées dans un marbre rouge. Les portes sont grandes ouvertes.
Nous hésitons, puis, à la suite de Mata Hari, je pénètre dans le palais le plus proche. La salle est déserte, envahie d’un invraisemblable désordre d’objets, tous liés à l’art de la peinture. S’enchevêtrent pêle-mêle des chevalets, des toiles inachevées, des tableaux éclatants qui tous reproduisent un champ de coquelicots dominé par deux soleils, une montagne dressée en arrière-plan.
Nous nous interrogeons sur l’intérêt de la visite quand, d’un autre palais, nous parvient une musique douce, ensorcelante. Nous nous dirigeons vers la source des harmonies, entrons ensemble dans ce second palais, et découvrons une multitude d’instruments de toutes époques et de tous pays : cithare, tam-tam, orgue, violon. Plus quelques partitions de solfège.
— Lors des voyages thanatonautiques, remarque Freddy Meyer, après la zone noire de la peur, venait la zone rouge du plaisir…
Nous décidons de visiter un autre de ces petits temples de marbre rouge. Passé l’entrée, nous découvrons là un télescope, des compas, des cartes, des objets servant à des mesures du ciel ou de la Terre. Du dehors nous parviennent de nouveaux rires de jeunes filles.
— Je crois savoir chez qui nous sommes…, signale alors Georges Méliès.